Aujourd’hui, le composé est écrit en un seul mot, pour signifier que ses éléments sont inséparables et que le second est accentué. Il est formé de :
gô « deux », antique *gor
kmâ « corde, tresse », nominalisation du verbe « tresser une matière grossière », antique *kamar
Il s’agit d’un composé numéral, qui désigne le plus souvent une paire de chaussures qu’une seule d’entre elles, bien que le contexte permette aussi d’interpréter comme un seul membre de la paire.
chaussure/botte renforcée avec du métal pour la manipulation d’objets lourds
Ce composé, comme celui d’hier, est écrit en deux mots, pour montrer qu’il est possible d’omettre le second si le contexte est clair. Les éléments sont :
mupp « sabot d’un animal ou d’un Gobelin », antique *mup
pnayg « Nain, personne », antique *pinaŋ
Encore une fois, pas de préposition pour introduire le complément nominal, puisque la tête du syntagme est une partie du corps.
kngeb « marque, poinçon », nominalisation du verbe « marquer », antique *kaŋim « faire compter »
t’wêo « pas ; degré », antique *tibor, un emprunt au draconique ʇpamr « arrêts prédéfinis le long d’un mouvement »
Bien que normalement les noms s’assemblent au moyen de prépositions, ce n’est pas le cas ici. Ce qu’on pourrait expliquer par le fait qu’il s’agit d’une relation de « parenté » métaphorique, le marquage étant ce qui donne naissance au pas, en tout cas ce qui permet de le constater.Les compléments désignant une relation très proche s’apposent simplement dans cette langue.
Cette année, pour le lexembre, je vais présenter des mots en dri mreatt, langue de civilisation parlée dans les montagnes d’Ambre, c’est-à-dire dans le même univers que le draconique (Misper de @bastienbassani). Afin de changer un peu de mode opératoire, je vais me tenir à un thème unique tout le long du mois, choisi au hasard : la chaussure.
Du 3 au 5 juillet dernier, j’étais à Orléans pour la seconde International Conference on Constructed Languages (icon2024). L’opportunité avait été offerte à des créateurices de langue de présenter un « élément intéressant » de leur création dans une session spéciale posters, à côté des interventions plus classique des chercheur·ses. Voici ce que j’ai fait afficher : Rôles des parties du discours en langue draconique. Il s’agit d’une introduction relativement exhaustive aux points les plus importants de la langue. Quelques personnes m’ont demandé s’il y avait plus d’information disponible sur mon site. Maintenant, oui.
Où, qui, pourquoi ?
J’ai développé cette langue (parmi d’autres) pour le projet Misper de Bastien Bassani, un univers de jeu de rôle fantastique en cours d’élaboration. On peut voir sur sa page Instagram (@bastien.bassani) certaines cartes de son cru, avec des toponymes de mon invention en diverses langues. Parmi eux, les Griffes de Pessouza sont la transcription un peu plus prononçable d’un terme draconique pʇwsa « convexe et irrégulier, produit d’un dérangement » ; autrement dit, une chaîne de montagnes.
Il s’agit d’un système de communication employé par des créatures primordiales dites « dragons », mais qui peuvent revêtir des aspects très différents : non seulement animal, mais également végétal ou minéral. Les peuples humanoïdes l’emploient également pour la manipulation de la magie, rôle auquel la langue se prête particulièrement bien, pour plusieurs raisons.
Éléments de base
Sept éléments, correspondant chacun à un élément primordial de cet univers, servent de briques pour la formation des mots. Leur représentation phonique est la plus employée chez les humanoïdes, mais ils peuvent être traduits par des signaux lumineux, des pas de danse, des fissures dans la roche, etc. Ainsi :
w est caractérisé par le seul fait de s’opposer au silence / à l’absence de signal, il n’a pas d’autre trait distinctif.
p est une explosion, c’est-à-dire que le signal commence de façon abrupte et va en s’estompant. Rendu phonétiquement par une consonne occlusive.
ʇ est une implosion, qui commence doucement puis s’interrompt abruptement. Rendu phonétiquement par une consonne implosive ou un clic.
a est long et continu, de timbre plus clair que /m/, et on le rendra par n’importe quelle voyelle.
r est turbulent, avec des variations cycliques de fréquence, de timbre plus clair que /s/, et on le prononce généralement comme un /r/ roulé.
m est long et continu, de timbre plus sombre que /a/ ; phonétiquement, c’est le cas des consonnes nasales.
s est turbulent, avec des variations chaotiques de fréquence, de timbre plus sombre que /r/ ; phonétiquement, cela correspond aux consonnes fricatives.
Ces briques sont ensuite assemblées, sans jamais se répéter au sein d’un même mot, la longueur du mot déterminant sa classe (modal, prédicat, déictique, nom). Ceci limite le nombre total de mots dans la langue à 2779.
Un mot ne laisse pas deviner sa signification d’après les éléments qui le compose, comme le ferait une langue philosophique à la John Wilkins. Leur forme est tout à fait aléatoire : le déictique pam « je perçois collé sous moi » et ʇsw « je perçois détaché en-dessous de moi » n’ont aucun élément en commun, bien que leurs significations respectives ne diffèrent que par un seul trait (contact physique direct ou indirect).
Angles déictiques
Il y a sept directions encodables par le déictique, mais leur signification est contextuelle et relative à la nature de la créature qui s’exprime. Ainsi :
Abréviation
Nom
Remarque
A
avant
La direction du regard pour un animal, celle de la croissance horizontale pour une plante, celle du pôle nord magnétique pour un minéral
B
bas
La direction de la gravité
C
centre
contenu dans le locuteur, ou le locuteur lui-même
D
droite
Le côté droit chez un animal, le sens horaire de la croissance en largeur chez un végétal, l’Est pour un minéral
G
gauche
Le côté gauche chez l’animal, le sens anti-horaire de la croissance en largeur chez un végétal, l’Ouest pour un minéral
H
haut
La direction opposée à la gravité
R
arrière
La direction opposée à celle du regard ou de la croissance horizontale, ou le pôle sud
Exemple de phrase
Voici une formule magique employée par le peuple Nacré pour augmenter la durée de l’hiver. Elle est prononcée sur un bateau, en face de la région à affecter, pendant un jour froid. Il faut parler fort et avoir l’horizon dégagé.
R ʇa ras wpʇsm !
r refus
ʇa réchauffer
ras ce-que-je-perçois-devant-moi-au-loin
wpʇsm eau
« Je refuse que l’élément eau présent dans ce que j’ai en face de moi augmente sa température actuelle ! »
Comme il s’agit d’une promesse, la personne qui la prononce doit continuer de fournir l’énergie nécessaire à sa réalisation pendant toute la durée du sort. Cela limite son utilisation aux créatures les plus puissantes, néanmoins cet « hiver de la Nef » est connu et craint par tous les peuples du continent.
Il y a un peu plus d’un an, j’ai gagné mon premier client au travers du LCS Jobs Board –un service de la Language Creation Society pour mettre en contact les créateurs de langues et quiconque recherche leurs services.
Sans dévoiler la nature du projet et les éléments de l’univers où il prend place, je peux présenter la langue et son alphabet au travers d’un texte d’exemple de mon invention, pour donner une idée concrète de ce qu’implique insérer une langue dans un projet artistique.
« Est-ce que l’ours noir et l’ours blanc sont partis vers les montagnes de l’ouest ? Je veux leur parler, car ils ont mangé beaucoup trop de mes vaches. Elles vont beaucoup moins bien maintenant ! »
Analyse
Trý est la forme longue de tur « noir ». Grammaticalement, c’est un verbe et la forme longue est toujours employée dans les propositions relatives, comme ici : « l’ours (qui est) noir ».
Sáþi est le mot pour « ours ». Il n’y a pas d’articles définis ou indéfinis.
Fill est la forme longue de fill « blanc ». Pourquoi sont-elles identiques ? Le passage à la forme longue, en gros, implique des modifications vocaliques qui sont bloquées ici par la double consonne finale.
Sáþí est le mot « ours » avec une conjonction suffixée -i « et » qui modifie une voyelle finale. Dans l’orthographe, ce suffixe a une forme distincte, comme si l’on écrivait <saþi&>.
Rilppísog est employé comme un adjectif « occidental », mais est en réalité le génitif du nom rilppís « ouest », littéralement : « de l’ouest ».
Zorka est le pluriel de zor « montagne ». Il y a différents suffixes de pluriel selon la classe sémantique du nom ; ici c’est le -ka générique des noms inanimés, mais en y réfléchissant le -lib des inanimés rencontrés habituellement en grande quantité eût été bien plus adapté ; hélas, j’ai déjà envoyé le dictionnaire au commanditaire, plus de modifications possibles.
Grí est une postposition signifiant « vers ». Une postposition remplit le même rôle qu’une préposition, mais derrière le nom plutôt que devant, comme son nom l’indique.
Besk est la forme synthétique de passé de bes « aller ». Normalement le passé est une forme analytique, obtenue à l’aide d’un auxiliaire, mais quelques verbes très courants ont gardé une forme simple, en poésie ou dans le langage archaïque.
Bý signifie normalement « quoi ? », employé en fin de phrase il transforme ce qui précède en question.
Þærd est le pronom sujet « je ». Difficile d’en dire plus sans écrire un billet entier sur les pronoms personnels, leurs formes et leurs emplois…
Urt est la forme courte du verbe « parler » ; sa forme longue est rýt. Le choix de la forme courte est conditionné par l’usage en tant que complément du verbe qui va suivre.
Arþ est la forme objet du pronom de troisième personne pluriel karþ. Seuls les pronoms singuliers de troisième et quatrième (j’y viens) personne ont une forme oblique (« lui ») dédiée, ici la même forme sert pour « les » et « leur ».
Ritt est la forme courte du verbe « vouloir ». Vous remarquerez ici la position du pronom objet, entre « vouloir » et « parler », comme en français ; il aurait été possible de placer le pronom après ritt, déclenchant une interprétation de ce dernier comme auxiliaire du futur. S’il n’y avait pas de pronom objet, la phrase pourrait signifier aussi bien « je veux parler » que « je parlerai ».
Karþsva, le pronom karþ vu plus haut suffixé avec une conjonction -sva « parce que, car ». Lorsque ce sont deux phrases qui sont conjointes, plutôt que deux noms, les conjonctions suffixées se placent sur le premier mot de la phrase (plus exactement au dernier mot du premier syntagme, qui peut être un nom seul, ou précédé d’un adjectif, génitif, etc.)
Træ est le déterminant « plusieurs, de nombreux ».
Dod se traduit par le déterminant « mon, ma, mes », et se décompose en un élément do (sans réelle traduction) et la forme suffixale du pronom de première personne singulier -d. Dans l’écriture, ce mot est écrit avec un seul glyphe spécialisé.
Frúzeþ est le pluriel de frúz « vache ». Le suffixe -(e)þ est réservé aux êtres animés.
Gvaksjækk se décompose en gvag-, un préverbe avec le sens d’« exagérer », et sjækk, encore un passé irrégulier, cette fois-ci pour le verbe sepp « manger ». La modification de la base s’explique par un état antérieur de la langue où la forme était *sepki, changeant ensuite régulièrement en : *sekki > *sekk > sjækk.
Ged est un adverbe de temps « maintenant ». Il serait normalement placé dans la phrase à la suite du sujet (pronom ou nom), mais la position initiale en fait le thème de la phrase, l’élément pivot qui contraste avec la situation précédente.
Galþ est le pronom sujet de quatrième personne pluriel… qu’est-ce qu’une quatrième personne ? Lorsqu’une troisième personne est déjà présente dans le discours, comme ici karþ désignant les deux ours, la quatrième personne permet d’introduire un nouveau référent ; ici galþ reprend frúzeþ « les vaches », qui était l’objet du verbe précédent.
Óbauk est un verbe/adjectif bauk « bon, se sentir bien » préfixé de la négation ó-. Le verbe est à la forme courte, qui ne peut être employée seule que dans les impératifs, les conditionnelles et, comme ici, les statifs ; un verbe dynamique comme sepp « manger » aurait dû être à la forme longue (síp) pour avoir un sens de présent.
Buts esthétiques
On m’avait demandé de tirer des inspirations esthétiques du vieux-norrois et des langues slaves. Le résultat, à mon avis, est plus proche du premier que du deuxième, en tout cas pour le son ; une autre particularité qui m’a été suggérée est l’absence de consonnes nasales (m n) due, dans la diégèse, à la volonté de se distinguer d’un autre peuple, méprisé, qui lui les emploie à foison dans sa langue (nommée de façon fort appropriée mymlurs).
Le système d’écriture du hlasturs, dit kalgl, est un alphabet, écrit de haut en bas puis de droite à gauche. Quelques distinctions ne sont pas faites, comme l’opposition entre voyelles longues (á é í ó ú ý) et brèves (a e i o u y), et quelques mots ou morphèmes grammaticaux ont une représentation logographique, comme -i et dod.
Conclusion
Mes seules obligations touchaient à l’aspect phonétique et orthographique de la langue. J’étais totalement libre pour la grammaire. J’aurais pu conjuguer tous les verbes régulièrement (un suffixe de passé, un suffixe de futur), faire varier les pronoms en genre au lieu de l’obviation, utiliser un ordre sujet-verbe-objet, avoir un seul suffixe de pluriel… la plupart des lecteurs/spectateurs auraient-ils remarqué une différence ? Probablement que non ; seuls les passionnés de langues y auraient trouvé à redire. Mais c’est justement parce que j’en suis un que j’ai tenu à donner une profondeur à cette idéolangue : à choisir entre le dovahzul du jeu vidéo Skyrim, qui ne diffère que superficiellement de l’anglais (bases verbales utilisables comme noms, suffixe de génitif, infinitif du verbe formé avec une préposition), et le tsolyáni du jeu de rôle Empire of the Petale Throne qui distingue six formes du pronom « je » selon le rang social, des préfixes d’attitude personnelle sur les noms et ne fait pas de distinction entre nombres cardinaux (« deux ») et ordinaux (« deuxième »)… je parlerais bien plus volontiers de ce dernier à des néophytes, quand bien même il est plus probable qu’ils aient entendu parler du premier.