Il y a un peu plus d’un an, j’ai gagné mon premier client au travers du LCS Jobs Board –un service de la Language Creation Society pour mettre en contact les créateurs de langues et quiconque recherche leurs services.
Sans dévoiler la nature du projet et les éléments de l’univers où il prend place, je peux présenter la langue et son alphabet au travers d’un texte d’exemple de mon invention, pour donner une idée concrète de ce qu’implique insérer une langue dans un projet artistique.
Le texte
Trý sáþi fill sáþí rilppísog zorka grí besk bý ? Þærd urt arþ ritt, karþsva træ dod frúzeþ gvaksjækk. Ged galþ óbauk !
« Est-ce que l’ours noir et l’ours blanc sont partis vers les montagnes de l’ouest ? Je veux leur parler, car ils ont mangé beaucoup trop de mes vaches. Elles vont beaucoup moins bien maintenant ! »
Analyse
Trý est la forme longue de tur « noir ». Grammaticalement, c’est un verbe et la forme longue est toujours employée dans les propositions relatives, comme ici : « l’ours (qui est) noir ».
Sáþi est le mot pour « ours ». Il n’y a pas d’articles définis ou indéfinis.
Fill est la forme longue de fill « blanc ». Pourquoi sont-elles identiques ? Le passage à la forme longue, en gros, implique des modifications vocaliques qui sont bloquées ici par la double consonne finale.
Sáþí est le mot « ours » avec une conjonction suffixée -i « et » qui modifie une voyelle finale. Dans l’orthographe, ce suffixe a une forme distincte, comme si l’on écrivait <saþi&>.
Rilppísog est employé comme un adjectif « occidental », mais est en réalité le génitif du nom rilppís « ouest », littéralement : « de l’ouest ».
Zorka est le pluriel de zor « montagne ». Il y a différents suffixes de pluriel selon la classe sémantique du nom ; ici c’est le -ka générique des noms inanimés, mais en y réfléchissant le -lib des inanimés rencontrés habituellement en grande quantité eût été bien plus adapté ; hélas, j’ai déjà envoyé le dictionnaire au commanditaire, plus de modifications possibles.
Grí est une postposition signifiant « vers ». Une postposition remplit le même rôle qu’une préposition, mais derrière le nom plutôt que devant, comme son nom l’indique.
Besk est la forme synthétique de passé de bes « aller ». Normalement le passé est une forme analytique, obtenue à l’aide d’un auxiliaire, mais quelques verbes très courants ont gardé une forme simple, en poésie ou dans le langage archaïque.
Bý signifie normalement « quoi ? », employé en fin de phrase il transforme ce qui précède en question.
Þærd est le pronom sujet « je ». Difficile d’en dire plus sans écrire un billet entier sur les pronoms personnels, leurs formes et leurs emplois…
Urt est la forme courte du verbe « parler » ; sa forme longue est rýt. Le choix de la forme courte est conditionné par l’usage en tant que complément du verbe qui va suivre.
Arþ est la forme objet du pronom de troisième personne pluriel karþ. Seuls les pronoms singuliers de troisième et quatrième (j’y viens) personne ont une forme oblique (« lui ») dédiée, ici la même forme sert pour « les » et « leur ».
Ritt est la forme courte du verbe « vouloir ». Vous remarquerez ici la position du pronom objet, entre « vouloir » et « parler », comme en français ; il aurait été possible de placer le pronom après ritt, déclenchant une interprétation de ce dernier comme auxiliaire du futur. S’il n’y avait pas de pronom objet, la phrase pourrait signifier aussi bien « je veux parler » que « je parlerai ».
Karþsva, le pronom karþ vu plus haut suffixé avec une conjonction -sva « parce que, car ». Lorsque ce sont deux phrases qui sont conjointes, plutôt que deux noms, les conjonctions suffixées se placent sur le premier mot de la phrase (plus exactement au dernier mot du premier syntagme, qui peut être un nom seul, ou précédé d’un adjectif, génitif, etc.)
Træ est le déterminant « plusieurs, de nombreux ».
Dod se traduit par le déterminant « mon, ma, mes », et se décompose en un élément do (sans réelle traduction) et la forme suffixale du pronom de première personne singulier -d. Dans l’écriture, ce mot est écrit avec un seul glyphe spécialisé.
Frúzeþ est le pluriel de frúz « vache ». Le suffixe -(e)þ est réservé aux êtres animés.
Gvaksjækk se décompose en gvag-, un préverbe avec le sens d’« exagérer », et sjækk, encore un passé irrégulier, cette fois-ci pour le verbe sepp « manger ». La modification de la base s’explique par un état antérieur de la langue où la forme était *sepki, changeant ensuite régulièrement en : *sekki > *sekk > sjækk.
Ged est un adverbe de temps « maintenant ». Il serait normalement placé dans la phrase à la suite du sujet (pronom ou nom), mais la position initiale en fait le thème de la phrase, l’élément pivot qui contraste avec la situation précédente.
Galþ est le pronom sujet de quatrième personne pluriel… qu’est-ce qu’une quatrième personne ? Lorsqu’une troisième personne est déjà présente dans le discours, comme ici karþ désignant les deux ours, la quatrième personne permet d’introduire un nouveau référent ; ici galþ reprend frúzeþ « les vaches », qui était l’objet du verbe précédent.
Óbauk est un verbe/adjectif bauk « bon, se sentir bien » préfixé de la négation ó-. Le verbe est à la forme courte, qui ne peut être employée seule que dans les impératifs, les conditionnelles et, comme ici, les statifs ; un verbe dynamique comme sepp « manger » aurait dû être à la forme longue (síp) pour avoir un sens de présent.
Buts esthétiques
On m’avait demandé de tirer des inspirations esthétiques du vieux-norrois et des langues slaves. Le résultat, à mon avis, est plus proche du premier que du deuxième, en tout cas pour le son ; une autre particularité qui m’a été suggérée est l’absence de consonnes nasales (m n) due, dans la diégèse, à la volonté de se distinguer d’un autre peuple, méprisé, qui lui les emploie à foison dans sa langue (nommée de façon fort appropriée mymlurs).
Le système d’écriture du hlasturs, dit kalgl, est un alphabet, écrit de haut en bas puis de droite à gauche. Quelques distinctions ne sont pas faites, comme l’opposition entre voyelles longues (á é í ó ú ý) et brèves (a e i o u y), et quelques mots ou morphèmes grammaticaux ont une représentation logographique, comme -i et dod.
Conclusion
Mes seules obligations touchaient à l’aspect phonétique et orthographique de la langue. J’étais totalement libre pour la grammaire. J’aurais pu conjuguer tous les verbes régulièrement (un suffixe de passé, un suffixe de futur), faire varier les pronoms en genre au lieu de l’obviation, utiliser un ordre sujet-verbe-objet, avoir un seul suffixe de pluriel… la plupart des lecteurs/spectateurs auraient-ils remarqué une différence ? Probablement que non ; seuls les passionnés de langues y auraient trouvé à redire. Mais c’est justement parce que j’en suis un que j’ai tenu à donner une profondeur à cette idéolangue : à choisir entre le dovahzul du jeu vidéo Skyrim, qui ne diffère que superficiellement de l’anglais (bases verbales utilisables comme noms, suffixe de génitif, infinitif du verbe formé avec une préposition), et le tsolyáni du jeu de rôle Empire of the Petale Throne qui distingue six formes du pronom « je » selon le rang social, des préfixes d’attitude personnelle sur les noms et ne fait pas de distinction entre nombres cardinaux (« deux ») et ordinaux (« deuxième »)… je parlerais bien plus volontiers de ce dernier à des néophytes, quand bien même il est plus probable qu’ils aient entendu parler du premier.
Bonjour Alexis,
Je trouve que cette phrase enregistrée nous en dit bien plus long à nous, néophytes, sur la complexité des langues que tu crées.
Bravo pour ton travail, remarquable, et à bientôt pour d’autres découvertes sonores, je l’espère !