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Le der­nier livre que j’ai lu est un essai sur le thème des langues construites, ques­tion­nant les liens entre la poé­sie (au sens large) et la créa­tion lan­ga­gière (au sens large).

Com­ment des gens vont-ils s’ap­pro­prier une langue arti­fi­cielle jus­qu’à y com­po­ser des vers ? C’est la ques­tion que se pose le poète autri­chien Cle­mens J. Setz dans les 400 pages de ce livre.

Celui-ci débute avec un résu­mé de l’his­toire du bliss, inven­tée par Charles Bliss (18971985) au milieu du siècle der­nier. Cette langue consiste en un sys­tème modu­laire de sym­boles conçus pour être les plus ico­niques pos­sible. C’est au Cana­da dans les années 70 que des édu­ca­teurs intro­duisent le bliss auprès d’en­fants lour­de­ment han­di­ca­pés, inca­pables, en rai­son de la pré­ci­sion motrice requise, d’u­ti­li­ser un quel­conque lan­gage oral ou ges­tuel. En pra­tique, cela consiste en une cen­taine de signes ins­crit sur une tablette, que les enfants indiquent à la suite pour for­mer des mots et des phrases plus com­plexes.
Cela fai­sant, ils peuvent enfin témoi­gner de leur vie inté­rieure que parents et édu­ca­teurs ne soup­çon­naient pas, qui avaient ten­dance à les consi­dé­rer comme des « légumes » puisque ne dis­po­sant pra­ti­que­ment d’au­cun moyen d’é­change struc­tu­ré avec le monde exté­rieur. Les témoi­gnages, sou­vent poi­gnants, que Setz a recueillis pour cette par­tie montrent bien ce contraste de l’a­vant et après intro­duc­tion au bliss. Il s’est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sé au cas de Mus­ta­fa Ahmed Jama, Sué­dois d’o­ri­gine soma­lienne, auteur d’un recueil de poèmes com­po­sés entiè­re­ment en bliss, qu’il consi­dère comme sa langue maternelle.

Le cha­pitre Liber Pic­to­rum pré­sente un poème sin­gu­lier de H.C. Art­mann (19212000), « Ver­such einer klei­nen Chres­to­ma­thie mit Zis­ter­nen », pré­sen­té par ce der­nier comme une his­toire picte. Or les Pictes, peuple écos­sais de l’An­ti­qui­té, ne nous ont lais­sés presque aucune trace écrite, au point que nous ne sommes tou­jours pas sûrs quelle sorte de langue exac­te­ment ils par­laient. Une langue cel­tique ? Ou d’une autre branche indo-euro­péenne ? Ou un iso­lat ? Hol hen amas­sar am ttarf­fon crimm, ni:hoel lit­tam… Ce qu’a écrit Art­mann res­semble à un mélange de gaé­lique et de gal­lois ; mais ce n’est ni l’un ni l’autre.

On découvre ensuite des extraits du jour­nal intime de Cle­mens J. Setz, datant d’une période dif­fi­cile de sa vie coïn­ci­dant avec son appren­tis­sage du volapük. Le volapük est la pre­mière langue auxi­liaire ayant béné­fi­cié d’une large cou­ver­ture média­tique mon­diale, à la fin du dix-neu­vième siècle, avant de som­brer dans un rela­tif oubli au bout de dix ans à peine. Durant les extraits, Setz tente d’ex­pri­mer son res­sen­ti avec des mots volapük, y com­pose des poèmes ; à côté de cela, on découvre l’his­toire d’autres auteurs ayant cher­ché à trou­ver du sens au-delà des langues exis­tantes, comme : l’é­cri­vain de SF Samuel Dela­ny qui en fit le thème de son célèbre roman Babel-17 ; la lin­guiste Suzette H. Elgin (19372015) qui créa la langue « intrin­sè­que­ment fémi­niste » láa­dan ; James Keil­ty, l’i­déo­lin­guiste qui à force de déter­mi­na­tion réus­sit à faire jouer des pièces de théâtre dans la langue de Pra­shad, son pays ima­gi­naire ; Robert Ben Madi­son, qui lui ins­tan­tia sa langue et son pays ima­gi­naire dans la réa­li­té sous la forme de la micro­na­tion Talos­sa.

Mais toute expres­sion lin­guis­tique n’est pas for­cé­ment por­teuse de sens, même quand elle est super­fi­ciel­le­ment iden­tique à des énon­cés en langues natu­relles. Cle­mens J. Setz consacre un cha­pitre au grom­me­lot, cha­ra­bia employé par les comé­diens de théâtre qui peut être flé­chi de manière à res­sem­bler à une langue déter­mi­née grâce à ses into­na­tions, ses pho­nèmes, son rythme, mais sans inten­tion de cohé­rence ou de sens. Il rap­porte le cas étrange d’un grom­me­lot en langue des signes en 2013 à Sowe­to, lors des funé­railles de Nel­son Man­de­la. Pen­dant quatre heures, sur la tri­bune offi­cielle, un homme un peu per­du ges­ti­cu­la dans ce qui res­sem­blait de la manière la plus super­fi­cielle pos­sible à une inter­pré­ta­tion en langue des signes des dis­cours de per­son­na­li­tés. Ce fut un énorme scan­dale, sur­tout au sein de la com­mu­nau­té mon­diale des Sourds effa­rée de se voir ain­si moquée.

Dans un registre plus posi­tif, l’an­cienne cli­nique psy­chia­trique Gug­ging près de Vienne, fon­dée par le doc­teur Navra­til, comp­ta par­mi ses patients plu­sieurs poètes réin­ven­tant l’al­le­mand dans leurs écrits :
August Wal­la (19362001), Edmund Mach, et Ernst Her­beck, ce der­nier consi­dé­ré par Setz comme un des meilleurs poètes en langue alle­mande du XXe siècle. Enfin, le der­nier degré de la poé­sie sans le moindre sens —mani­feste ou incons­cient— est atteint avec Arli, le chien d’E­li­sa­beth Mann Bor­gese, à qui elle avait « ensei­gné » la machine à écrire. On peut ten­ter de recon­naître des frag­ments de mots dans ses lignes, mais il est dou­teux que le chien ait jamais com­pris la rela­tion entre signi­fiant et signifié.

La der­nière par­tie de l’es­sai a l’es­pé­ran­to en arrière-plan, cette langue à voca­tion auxi­liaire inter­na­tio­nale qu’on ne pré­sente plus. Plu­tôt que de réca­pi­tu­ler encore une fois les étapes de sa créa­tion et de son déve­lop­pe­ment, Setz pré­fère pré­sen­ter la vie extra­or­di­naire du poète espé­ran­tiste d’o­ri­gine russe Vas­si­li Ero­chen­ko (18901952). Deve­nu aveugle très tôt dans sa vie, il obtient, grâce à son accès au réseau inter­na­tio­nal for­mé par l’es­pé­ran­to, la pos­si­bi­li­té de voya­ger en Europe, au Japon, en Chine, en Asie du sud-est. Poly­glotte génial, il recueille et com­pose des poèmes et des fables dans les langues de tous les pays qu’il découvre en plus de l’es­pé­ran­to. Homme enga­gé, il met son talent au ser­vice des asso­cia­tions socia­listes, à l’é­poque assez proches de la langue inter­na­tio­nale. Cela n’a pas été sans lui cau­ser quelques pro­blèmes avec les auto­ri­tés. En géné­rale, les dic­ta­tures des années 30 furent assez méfiantes vis-à-vis des pro­jets inter­na­tio­na­listes, que ce soit en Alle­magne nazie, dans le Japon impé­rial ou en Union soviétique.

Die Bie­nen und das Unsicht­bare se dis­tingue d’autres livres de ma biblio­thèque en ceci qu’il ne s’a­git pas là d’ex­po­ser une méthode de créa­tion de langue, ou de théo­ri­ser le pour­quoi de cette construc­tion, ou d’es­quis­ser une his­toire de l’i­déo­lin­guis­tique. À tra­vers les nom­breuses anec­dotes qui émaillent le livre, l’au­teur nous dévoile des facettes de l’i­déo­créa­tion plus inti­mistes, liées plus fer­me­ment à des des­tins par­ti­cu­liers. Son style frais et direct rend la lec­ture agréable, même lors­qu’on est comme moi peu per­méable à la poésie.